Thursday, April 2, 2009

Tristes tropiques

1955 claude lévi-strauss

Tristes tropiques fut publié en 1955 dans la collection « Terre humaine », créée par l'ethnologue Jean Malaurie dans le but de diffuser un nouveau genre de livre, à mi-chemin entre l'essai littéraire et l'ouvrage savant : il s'agissait par là de sensibiliser un large public à la démarche anthropologique, en permettant à l'ethnologue de sortir du registre scientifique habituel pour endosser la peau d'un écrivain et livrer impressions, souvenirs et états d'âme. Tristes tropiques, qui s'inscrivait pleinement dans cette ligne éditoriale, fut aussitôt un gros succès de librairie.

Une autobiographie intellectuelle.
L'auteur, Claude Lévi-Strauss, a alors 47 ans et il est devenu l'un des ethnologues les plus reconnus de la profession, spécialiste des sociétés traditionnelles américaines, inventeur d'un courant de pensée dont la notoriété dépassera largement les frontières de la discipline : le structuralisme anthropologique. Et voilà qu'il publie un livre inattendu, tranchant résolument avec la froide objectivité universitaire... Tristes tropiques est avant tout un récit de voyages et une réflexion sur le sens de ceux-ci, mais c'est aussi une autobiographie intellectuelle, l'histoire de l'apprentissage du métier d'ethnologue.

Comment résumer une oeuvre aussi inclassable ? Bien sûr, l'auteur décrit avec force détails les particularités culturelles des Indiens Bororos, Nambikwaras, Tupis vivant sur le plateau du Mato Grosso (Brésil), qu'il a côtoyés pendant des années, et dont l'étude avait débouché sur la rédaction de sa thèse complémentaire La Vie familiale et sociale des Indiens Nambikwaras (1948). Mais, au fil des paragraphes, il passe inopinément d'un continent à l'autre, de l'Ancien au Nouveau Monde ; il se rappelle son exode vers New York au moment de l'occupation allemande en France, son passage par les Antilles... En réalité, en même temps qu'il dépeint ses pérégrinations passées, il propose sa vision du voyage. On ne peut, selon lui, percevoir l'autre tel qu'il est que par une opération de « triple décentrement » : le voyageur doit garder à l'esprit le fait qu'il a certes changé de lieu, mais aussi de temporalité, puisque le « progrès » ne touche pas toutes les parties du monde à la même vitesse, et enfin de classe sociale, car l'argent dont on dispose n'a plus la même valeur en un autre point du globe. Toutefois, ce regard particulier est rarement de mise. Ainsi, la célèbre phrase d'introduction du livre - « Je hais les voyages et les explorateurs » - doit se comprendre comme une critique de l'exotisme et du sensationnel présents dans tant de récits d'aventures et qui débouchent sur la fabrication de stéréotypes, dont se repaissent les touristes.

Le versant triste des tropiques.
Au-delà de cette simple critique, le propos est de toute manière quelque peu désabusé : c'est que l'arrogante civilisation moderne ne semble amener partout que guerre et désolation, provoquant l'extinction de nombreuses peuplades « primitives » et dévastant l'écosystème. De ce point de vue, les tropiques paraissent bien « tristes », car les voyages nous montrent finalement « notre ordure lancée au visage de l'humanité »... Ouvrage poignant, Tristes tropiques porte en soi le remords de l'Occident et la difficile posture de l'ethnologue, écartelé entre des mondes inconciliables.